En premier lieu, ne touchez pas au
distributeur automatique de la Banque Postale de la rue du Taur. Plus jamais.
Ensuite voilà l'histoire. D'une
trivialité affolante, mais là ça me fait plaisir de pouvoir au
moins raconter cette petite heure de ma vie, vu que je ne la récupèrerai
jamais.
Je me pointe aujourd'hui rue du Taur ,
à l'ESAV, pour assister à la projection du dernier court-métrage
de mon cher et tendre, et pense aller retirer un peu de thune parce
que les étudiants, ça boit des bières en terrasse sous n'importe
quel prétexte, alors après une projection n'en parlons pas.
Guillerette, enfin, autant qu'on peut
l'être en ayant déjà passé la journée à préparer assez de
photocopies Pöle Emploi pour vider la forêt des Landes, à réclamer
de l'argent bien mérité à un grand groupe de cinéma international
qui serait sans doute plus prompt à payer le salaire de Léa Seydoux,
et en ayant constaté de surcroît que même en ayant trois métiers
à la fois, je ne pouvais toujours pas faire sourire mon banquier. Je
ne me sentais pas trop mal, certes, mais peu confortable. Pas très
trop insérée dans le système. A se sentir coupable de regarder
d'autres vitrines que celles du supermarché.
Donc un peu distraitement, j'introduis
ma carte bancaire dans ce distributeur, effectue une ou deux manips
pour retirer un billet de vingt, et là, tout aussi, distraitement,
nonchalemment même, l'écran m'indique que ma carte ne me sera pas
restituée.
C'est cruel une machine. Dieu sait que
je les aime, dieu sait que cet amour n'est souvent pas réciproque.
Mais c'est une injustice dont je sais m'accommoder, dans l'humilité,
dans l'effort, en me disant que toutes conneries confondues, la
machine ne fait que ce que l'homme lui a dit de faire. Marvin, mon
ordi, est au bout du rouleau, et je pense qu'il aurait pu tenir six
ans de plus si entre ses touches, n'étaient pas coincé l'équivalent
d'un paquet de clopes et d'un Best Of Royal Cheese. Si un ordi que je
manipule se met à faire n'importe quoi, je m'accuse en premier. Mais
là c'était hors de question.
Bien que mon compte en banque soit dans
un état famélique, il restait assez d'argent dessus pour que je
puisse tirer vingt dols. Aisément. Je n'étais pas non plus partie
dans une rêverie impromptue qui aurait laissé ma carte plus de
trente secondes dans un distributeur inactif. Résultat? Je me
retrouvais sans carte bleue à cause d'une machine défectueuse, et
ce n'était pas ma faute. Un gars s'est approché de moi pour me
prévenir qu'il venait aussi de se faire bouffer sa carte, et
d'autres personnes avant lui, là, la culpabilité m'a de nouveau
assaillie, et j'ai cherché du regard le panneau placé en évidence,
indiquant la panne dudit truc, qui m'aurait prouvé que oui, je me
faisais vieille, que la cataracte frappait enfin, précédant le
crépuscule, l'abandon de tous les êtres chers et le tic-tac aride
d'un réveil posé près d'un verre à dentier.
Rien. Rien du tout. Le petit DAB
luisait, le colibri de son logo flottant paisiblement sur l'écran.
Nul panneau n'indiquait que la sournoise machine dévorait les cartes
de tous les malheureux qui osaient déranger son écran de veille et
le colibri sacré. J'appelle un numéro en 08 horriblement cher pour
expliquer à la dame du téléphone de la Banque Postale, donc, que
c'est une affreuse méprise, que je me demande à qui m'adresser pour
récupérer ma carte immédiatement: « ah mais vous pouvez rien
faire hé, et nous non plus, faut faire opposition hé ».
J'ai tracé chercher mon mec pour lui
expliquer la situation, cinquante mètres plus loin. Camille est très
grand, plutôt balèze, a en ce moment une quasi boule à zéro
depuis que j'ai parié pouvoir lui couper les cheveux après avoir
torché une demi-bouteille de vodka mais c'est un autre incident
malheureux qui ne mérite pas qu'on l'évoque plus avant. De plus il
est assez old school dans ses manières: très poli, pas plus
souriant que nécessaire avec le reste du monde, il déteste qu'on
m'emmerde et le fait savoir sans ambiguité, avec une ferveur parfois
toute latine. Lui qui a un huitième de sang belge tout de même. Il
m'a attrapée par la main, et nous sommes partis en direction des
locaux de la Poste du Capitole.
Il m'est difficile d'être désagréable
et cassante avec des gens qui me font suer, certes, mais parce que
leur travail les y oblige. Une empathie confinant parfois à la
lâcheté, plus souvent au fait que je me souviens aisément de tous
ces tafs alimentaires pourris que j'ai fait, traitée de haut, à
peine considérée, vivant un sourire et un merci comme une
bénédiction. Une empathie venant du fait que mon propre père a un
travail difficile, qui l'expose souvent à la vindicte de ses
clients, et que je ne supporterais pas avoir pourri le papa de
quelqu'un d'autre. Sentimentalisme assumé. Donc nous n'avons pas
pourri le premier employé de la Poste que nous avons interrogé au
sujet de ma carte bouffée. Non. Il n'avait pas les réponses à nos
questions, bien que s'étant visiblement fait assaillir par une
dizaine de personnes dans la même journée, sur le même problème.
Dix personnes avaient déjà vu leur carte confisquée, et le
bonhomme en chiait. C'était la fin de la journée, il voulait
retrouver sa femme et ses gosses et ses pantoufles, et une rouquine
furibarde accompagné d'un géant au regard patibulaire venaient lui
remettre dix balles dans le jukebox. On n'a pas voulu s'énerver sur
toi Michel, on t'a compris. Tu n'avais pas les infos, personne ne
t'avait dit quoi faire. C'était pas ta faute, mais celle de ta
hiérarchie. Et t'avais la tête à être le papa de quelqu'un. Alors
j'ai demandé à voir ta responsable.
Alors la responsable s'est ramenée,
agacée, pleine de cette tension qu'on ne sent que certains jours de
pleine lune. Elle savait, elle était au courant que le DAB chiait
dans la colle. Et elle nous a reçu avec cette phrase malheureuse,
celle qui a soudain fait clignoter des petits points écarlates dans
mon champ de vision: « Bonjour, alors la discussion va
s'arrêter sans avoir commencé, ya rien à faire, c'est pas notre
problème ».
Plus j'avance dans l'âge adulte, plus
j'en apprends les codes avec surprise et fatalité. Et cette phrase
fait partie des trucs qu'on ne dit pas, jamais, à des clients. Ni a
des collègues, ni à des amis, ni à ton mec, ni à ton éboueur, ni
rien ni quedalle. Camille a employé le mot kafkaïen dans sa
première réplique. Elle a eu l'air saisie, juste assez pour nous
permettre de l'ouvrir et de lui imposer cette discussion qu'elle ne
voulait pas avoir. On a appris que le DAB, siglé La Poste, ne
dépendait pas de la Poste, mais d'une obscure société de
convoyeurs de fonds qu'il nous était impossible de contacter, sous
aucun prétexte. On a appris qu'ils étaient au courant pour les
dysfonctionnement du DAB. On appris que j'avais plus qu'à attendre
gentiment et à retourner de là d'où je venais, et vite parce qu'au
regard peu cillant de la dame, elle en avait maté des plus coriaces
peuchère.
« Vous êtes en train de me dire
qu'un équipement dont vous vous servez pour votre business, vient de
me paralyser dans ma vie personnelle et professionnelle, que je dois
faire opposition, me mobiliser pendant trois semaines pour gérer ma
vie, mes réservations d'hôtel, mes billets de train, sans carte
bleue, que vous ne voulez rien faire, et qu'en plus, l'essentiel pour
vous, c'est que vos services soient au courant du problème en
interne, mais que le fait qu'il n'y ait aucune signalétique pour
tous les gens qui sont en train de se faire avaler leur CB en ce
moment même, ça vous passe au-dessus? Vous êtes au courant
que moi-même et une autre personne sommes allés chercher un
marqueur pour écrire à côté de la machine, et prévenir les gens
de ne surtout pas s'en servir? »
« Ah ben il me faudra vous
signaler à la Mairie de Toulouse pour dégradation alors! »
Go ahead, maintenant tu sais comment je m'appelle. J'ai pas tenu le marqueur, mais si ça avait été moi, je l'aurait fait en lettres de deux mètres. J'aurais fait un tag de Gandalf en train de tomber dans les mines de la Moria au dessus du distri, hurlant « Fuyez, pauvres fous »! à tous les passants. L'exercice de mauvaise foi d'aujourd'hui me reste en travers de la gorge, pendant que ma carte bleue dort dans je ne sais quel conteneur anonyme, géré par une mystérieuse société trop surpuissante, tellement surpuissante que même les grands manitous de la Poste n'osent prononcer son nom à voix haute.
Décidément la vie est plus facile
quand on s'appelle Léa Seydoux.
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