Salope. Junkie. Menteuse. Meurtrière.
Imaginez donc entendre et lire ces mots-là à votre sujet depuis
vingt ans. Demandez-vous quel impact ces mots, de simples mots,
peuvent avoir sur un être humain, répétés comme une invocation
diabolique, pendant vingt ans, sans discontinuer. Que pourrait-il se
produire?
Courtney Love a très certainement de
mauvais côtés au naturel, amplifiés par sa toxicomanie, certes,
mais pas moins par la pression monstrueuse qu'elle subit depuis que
Kurt Cobain a été retrouvé mort.
Ce jour de 1994, j'avais onze ans, et
l'écran de télé reflétait quasi non stop un visage perdu, d'un
blond angélique, celui d'un jeune homme qui venait de connaître une
fin tragique dans sa maison de Seattle. Quelques mois après, mon
parrain m'a offert In Utero, l'album testament d'un mec qui allait
incontestablement mal. En vieillissant, en ayant le même âge que
Kurt, puis en devenant plus âgée qu'il ne le serait jamais, c'est
une certaine pitié qui a pris le dessus sur ma nostalgie de l'ère
grunge: Kurt s'était foutu en l'air au sommet de la gloire et en
étant un jeune papa.
C'est un point de vue éminemment
personnel que j'exprime ici,mais parmi les choses qui valent la peine
de s'accrocher à la vie, figurent l'art, les copains, le sexe, le
gaspacho et les enfants. Une pitié immense, parfois mêlée de
colère pour sa gamine orpheline avant même d'avoir pu profiter de
son père, me prend quand je pense à Kurt Cobain. Et partout sur la
planète,des gens qui aimaient Nirvana ont sûrement ressenti ce
sentiment mitigé, mixé d'incompréhension, voire peut-être de
mépris.
Quand on est face à un événement
aussi injuste, le plus facile à faire c'est encore de trouver un
coupable tout désigné, parce qu'admettre qu'une idole, un mec qui
nous donnait le sentiment d'être moins seuls, puisse avoir des pieds
d'argile et nous résumer brutalement, en un coup de fusil, à nos
propres failles, c'est parfois trop difficile.
Quoi de plus évident que de s'en
prendre à Courtney Love?
Courtney a passé toutes les années
qui ont suivi à esquiver les balles, la presse, les fans, les
accusations de meurtre. Ça ne pouvait être qu'elle, elle qui avait
poussé Kurt à se tuer, elle qui avait chargé le fusil. La rumeur
voulait que le couple soit au bord du divorce avant le suicide de
Kurt. On retrouve des documents privés par-ci, des photos volées
par-là. Le suicide de Kurt est le supplice de Sisyphe de Courney:
jamais elle ne fera oublier ce drame. Il la suivra jusqu'à la fin de
sa vie. A la moindre connerie, voire le moindre geste humain, c'est la mort de Kurt qui planera sur tout ce qu'elle dira, sortira, chantera, crachera.
Sauf qu'elle n'a pas précisément eu
l'attitude d'une veuve de marin. Elle a sorti "Live Through
This", énorme album de Hole, quelques jours après la mort
de Kurt. Elle a passé les dix années suivantes à travailler sa
musique avec tous ses amants, Billy Corgan, Evan Dando. A suivi
"Celebrity Skin", curieuse production aux arrangements
naïfs,sucrés,mais dans lequel la hargne, l'amertume d'une veuve,
transpirait non stop. Courtney avait enterré un mari, mais elle
n'avait pas demandée à être ensevelie avec le pharaon. Elle avait
choisi de rester debout, les narines pleines de coke, l'injure en
permanence à la bouche, mais vivante, et bruyante, tellement
bruyante. Et tellement en colère.
Je ne m'identifierai jamais à la
Courtney qui blaste tout ce qui passe sur Twitter, celle qui n'a plus
le droit d'approcher sa fille. Quand on y pense, elle se suicide elle
aussi, mais différemment de Kurt: à petit feu, socialement, à la
face du monde. Mais je garderai toujours le souvenir de la Courtney
de mon adolescence: ces yeux de chat, cette voix de catin
lettrée,cette certitude d'avoir une putain de place dans le monde et
de la défendre coûte que coûte. C'est après une interview dans Rock n' Folk en 1998 que je me suis mise à écouter Leonard Cohen, après qu'elle y ait exposé son amour profond pour cet autre sale gosse du rock n'roll. C'est grâce à Courtney que j'ai arrêté de complexer de mon manque d'argent face aux autres filles de mon lycée bourgeois, que j'ai commencé à me pointer en cours avec des vestes en fausse fourrure, à passer l'épreuve de musique du bac avec une guitare électrique et à rire à gorge déployée des absurdités de l'adolescence. Courtney est impossible à vivre,
brutale, déchirée. Oui c'est une vraie salope. Elle ose s'attaquer
à Dave Grohl, le si sympathique pote de Kurt, pour mieux le prendre
dans ses bras devant les caméras pendant le concert hommage des
vingt ans de la mort de Kurt. Personne n'était dupe de la manip, du
plan com' derrière cette embrassade. Surtout pas Courtney, trop
cynique pour ne pas retourner une situation de sur-exposition à son
avantage: je sais que vous me regardez, je sais que vous savez que
c'est du flan, vous savez que je m'en tape, et j'en tire de la force.
Je me demande ce qui se passerait si jamais on apprenait que Dave Grohl, par sa qualité de simple être humain, est lui aussi pétri de défauts, et que Courtney ait des raisons privées mais légitimes de vouloir lui péter la gueule. Allez savoir. Puisque nombreux sont ceux qui s'érigent en juges du procès Courtney Love vs. le monde, autant que ledit procès soit équitable et bien mené.
Je me demande ce qui se passerait si jamais on apprenait que Dave Grohl, par sa qualité de simple être humain, est lui aussi pétri de défauts, et que Courtney ait des raisons privées mais légitimes de vouloir lui péter la gueule. Allez savoir. Puisque nombreux sont ceux qui s'érigent en juges du procès Courtney Love vs. le monde, autant que ledit procès soit équitable et bien mené.
Malgré toutes les conneries qu'elle a
pu faire ces dernières années, je persiste et je signe: j'admire
Courtney Love. Si j'avais l'opportunité de lui tendre mon micro un
jour, je sais que je m'exposerais à une possible incartade de sa
part. Peu importe. Vous vouliez du rock n' roll, du grand spectacle,
du sang? Courtney est là. Avec tout ce qu'elle veut dégobiller
depuis vingt ans, depuis qu'elle se fait traiter de meurtrière tous
les jours sans discontinuer. Ça foutrait la cervelle de n'importe qui
en compote, même de la plus gentille et patiente des femmes.
Qu'elle n'a jamais été et que personne n'a le droit de lui demander
d'être. Elle est droguée, malade, mais elle
n'a pas lâché la musique, ni la vie. Personne ne la contrôle, personne ne la tient en laisse, elle est sublimement seule. Et rien que pour ça, je la
défendrai toujours.
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