Ce que je préfère dans le fait de me
lever à trois heures du matin pour aller travailler en ce moment,
c'est l'impact de ce rythme de grande sportive sur ma sensibilité
artistique. En me retrouvant, ce matin, à écouter France Gall et
Moustaki dans le même quart d'heure, ça a fait boum dans mon
cerveau: oui, les goûts évoluent en vieillissant. Quand je me
mettrai à Zaz c'est qu'il sera aussi temps de me coller une
curatelle et une pompe à diabète, ceci dit, c'est vrai, c'est un
peu fou, de tous ces artistes que je croyais être partie pour aimer
à la vie à la mort, ceux qui restent, mettons, vingt ans plus tard,
ils ne sont pas légion.
Silverchair. Comme j'ai pu les aimer.
Vous vous rendez pas compte, comme
c'était fou pour une gamine de treize ans, d'apprendre que de
l'autre côté de la planète, des gosses, à peine de trois ans de
plus, avaient fait un premier album en neuf jours, pétaient les
charts et se faisaient couronner nouveaux monstres du rock aussie,
derrière AC/DC et Midnight Oil. A cette époque, un album me coûtait
trois semaines d'argent de poche, et j'étais persuadée qu'une basse
était une guitare à quatre cordes. A moi la fange, à eux l'Olympe.
J'étais tarée, folle d'amour de la bande à Daniel Johns. Plus précisément de Ben, le batteur, Ben Gillies follement sexy avec ses longs cheveux bruns et gras juste comme il fallait et ses quelques bubons d'acné le rendant si authentique. Le premier qui haussait les épaules en parlant d'eux, je l'empaillais.
Ça serait génial de vous retrouver
mes journaux intimes de l'époque. Je ne les écrivais pas avec un bic
six couleurs à encres parfumées et je n'ai jamais fait de petits
cœurs sur mes i, mais le jour du concert de Silverchair au Bataclan
en 1997, je suis à peu près sûre de trouver une entrée à cette
même date: "Ils respirent le même air que moi, ils marchent
sur le même sol, et j'ai pas le droit d'être à leur concert, je
HAIS mes putains de parents, ils comprennent RIEN, le jour de mes
dix-huit ans je me casse vivre à Paris, je serai journaliste dans
Rock Sound et je ferai ce que je VEUX".Ce journal tenu sur
quasiment cinq ans est, me concernant, le pire objet de chantage qui
existe au monde. Si vous entendez parler d'un cas de combustion
spontané à Toulouse dans quelques semaines, vous saurez: c'est que
je viendrai de relire le récit de cette session d'Action ou Vérité
de juin 1996 où j'ai eu droit à mon premier roulage de pelle avec
Sebastien F., de la 3ème C, ceux qui avaient pas pris option latin mais
qui étaient bons en sport. Sébastien, nous nous sommes compris:
pendant que nous nous abreuvions mutuellement de nos baves , tu
pensais certainement à Ophélie Winter, frémissant dans ton jogging à trois bandes et ton sweat-shirt Oxbow, moi, yeux clos, je t'ai
transformé en Ben Gillies.
A cette époque, je croyais aussi que
c'était cool de singer les garçons pour passer pour une fille
originale et rebelle. Six mois plus tard, fin de la vague grunge,
frémissement du style néo: Daniel Johns a commencé à changer de
style, et de coiffure. Là aussi j'ai voulu suivre. Maman, si tu me
lis, je sais que tu me lis: pour m'avoir empêchée, alors que
j'avais un appareil dentaire et des lunettes, de me faire moi aussi
des dreadlocks, je t'aime pour toute la vie.
Avec le recul, Silverchair, c'est pas
bon. En écrivant cela, je viens de sacrifier mon moi adolescent.
Sous tes yeux, ingrat public, je délivre enfin cette gosse blonde,
aux joues roses et aux dents bardées de fil de fer, qui sentait son
âme défaillir et sa puberté déferler tambour battant à la
mention des petits australiens, à en éclater le rayon disque de la
Fnac et une brassière Miss Helen par semaine.
Daniel muait à moitié sur le premier album qui dégageait toutefois une colère intéressante. Ils se tapaient des trips inutiles au sithar sur le deuxième pour tenter de frôler du doigt le génie créatif du Zep, leurs idoles, sans comprendre que pour faire aussi bien que le Zep, il faut avoir déjà couché avec quelques filles. Entre temps j'avais couché avec quelques garçons,aux cheveux courts qui plus est, et Ben Gillies me semblait déjà moins irrésistible. Le troisième album était le pire: planqués sous trois tonnes d'orchestrations coûteuses, gisaient les lyrics les plus insipides et creux de toute leur carrière. Disparus les reliefs et bords tranchants de leur musique, pour toujours. Et à l'époque il ne fallait pas me parler de pop. Jamais.
Alors j'en ai profité pour donner plus d'attention
aux disques de hip-hop de mon mec de l'époque, soudain j'avais
dix-huit ans, je n'étais pas montée à Paris, je n'étais
certainement pas journaliste et pas prête d'y arriver, j'étais
souvent en colère et j'ai tranquillement abandonné Silverchair.
Mais ils m'ont marquée à vie, ces
trois petits australiens. Je ne pouvais certes pas me faire piercer
le sourcil comme Daniel, mais je pouvais écouter ce qu'il avait à
dire quand il arrêtait de se prendre pour Eddie Vedder.
Ils portaient des t-shirts de Primus,
de Minor Threat? Ils parlaient de Get in the Van, d'Henry Rollins, de
leur toute première répète où ils avaient bossé du Black
Sabbath? Je suivais à la lettre ces indications occultes, celles qui
allaient me rendre vraiment méga cool, et je passais tout mon argent
de poche dans des cds et des livres qui allaient au final me marquer
bien plus durablement que Silverchair.
J'ai eu des nouvelles de Ben Gillies. Il
ressemble au fils caché de Danny Trejo et de Paul Rudd, ce qui non,
n'est pas alléchant.Sa femme, médium de profession, du genre qui mime des
guillemets avec ses doigts, est au casting d'une une émission de
télé réalité australienne nommé "Real Housewives of
Melbourne". Elle est toute en talons aiguilles, robes moulantes
dorées,Majimèches, telle une Miss Cavaillon 1992. Ils s'exhibent
régulièrement dans ce show, et viennent de créer une gamme de
cocktails alcoolisés trop sucrés. Ben a le regard éteint. Il ne
fait pas trop de musique. Il marne un peu. Pour être franche, il
fait un peu beauf. Je n'écoute plus sa musique.
Mais en repensant à Silverchair,
j'espère avoir une fille adolescente un jour. Ça sera à pleurer de
rire.
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