mercredi 21 septembre 2011

Le moineau

Bruits de draps froissés. Dans la cage d'escalier, dehors, le bois grince sous le poids de la voisine du dessus, c'est une prostituée, une petite femme maigre au regard marron. Les volets laissent filtrer la lumière d'un matin dans le sud, intrusive mais douce, comme l'est un peu la fille de dix-huit ans qui se réveille dans les bras du garçon de dix-neuf ans qui se lève pour aller bosser, et qui froisse les draps en s'étirant de tout son long, contre elle.
Regards perdus, qui se fixent l'un à l'autre. Ça fait cinq ou six mois qu'ils se voient, et chaque réveil est identique, ils se détaillent, en silence, leurs visages aussi indéchiffrables que des masques Nô.

Il en en train de se doucher, à l'autre bout du minuscule appartement qu'il occupe et dans lequel il devra bientôt réviser ses cours de droit. Il passe en deuxième année, pas elle. Le seul endroit au monde où elle ne se sent pas mal à l'aise, c'est le lit à l'autre bout du minuscule appartement. Elle change d'oreiller, en cherchant un peu de fraîcheur pour sa joue, mêlée à son odeur à lui, le sel de sa nuque.

Il fait déjà beau et chaud, derrière les persiennes entrouvertes, on devine un ballet de poussières dansantes dans la cour intérieure. L'autan s'est calmé, en ce jour où l'été meurt.

Sans se lever, elle lui tend les bras alors qu'il revient de sa douche, ses cheveux noirs dégouttants d'eau. Il se penche vers elle, enfouit sa tête dans son cou, il passe son temps à la taquiner et à souffler le chaud et le froid, dans ce qu'il lui dit, et sur sa peau. Elle aimerait se redresser et le repousser, entendre un bruit de cafetière qui crachote pendant qu'elle s'habillerait pour partir bosser, elle prendrait cinq minutes pour boire son café sans sucre en grillant une cigarette, mais rien de tout ça n'est possible. Pas de taf, pas de cafetière, juste lui. Mais c'est déjà bien. Il s'écarte, prend son sac, attrape la fille par le menton comme un gamin et l'embrasse, et il s'en va. La porte de l'immeuble claque.

Confiture de prunes, poisseuse, comme le carrelage sous ses pieds nus dans la cuisine. Il restait de quoi faire des tartines. Elle s'est levée, slalommant avec précaution entre les piles de désordre non identifié qui jonchent le sol, a fait tomber un petit tas de disques. Elle petit-déjeune, encore nue, debout, quand la porte de l'appart s'ouvre, et que le garçon revient.

"Attrape la boîte là-bas s'il te plaït. Est-ce qu'on a de l'eau et du sucre?"

Sans comprendre, elle se penche pour voir ce qui gît au creux des mains du garçon. C'est un moineau, qui s'agite faiblement.

"Je l'ai trouvé par terre sur l'avenue. Il doit avoir un truc cassé, il gueulait pas mal".

Elle ne le touche pas. Elle s'agenouille et l'observe alors que le garçon se débrouille tout seul et dépose le moineau dans une boîte à chaussures vide, interloquée, par les pupilles noires et humides, le plumage ébourriffé de l'oiseau. Lui a grandi à la campagne, il prend un peu de confiture sur son doigt, l'approche doucement du bec du moineau, rien ne se passe. Elle voudrait le toucher, l'aider, mais elle reste immobile et silencieuse.

"Faut que je reparte au métro. Là je vais vraiment être à la bourre. Tu t'en occupes, ok?"

La porte de l'immeuble claque de nouveau. Elle est seule avec ses dix-huit ans, une tartine à demi mangée et un moineau mal en point dans un studio bordélique. Alors elle s'assied en soupirant à côté de la boîte, scrutant le petit malade comme si le regard pouvait guérir. Le bruit de sa respiration lui semble soudain bien fort, sans doute effrayant pour le moineau, qui ne bouge plus, qui ne la regarde pas, puisque la souffrance de sa patte cassée doit être sa seule réalité, comme la seule réalité de la fille, c'est l'odeur du garçon et son goût de sel.

Quelques minutes passent. Le garçon est sûrement presque arrivé à l'usine de médicaments où il bosse encore pour quelques jours, elle lui enverra un message si jamais rien ne se produit.

Elle se relève, et dans le même mouvement, si rapidement qu'elle croit une seconde avoir eu une hallucination, le moineau sort de sa boîte, comme une balle de plumes, et va se percher sur la table jonchée de feuilles à rouler et de cire de bougie fondue. Interdite, elle voit l'oiseau, gonflant son plumage bistre, battre des ailes. A pas comptés, pour ne pas l'effrayer, elle s'approche de l'unique fenêtre du studio, et l'ouvre, tout doucement.

Elle attend.

Le moineau s'envole dans la lumière du dernier jour de l'été.

Elle ne se sent pas très bien. Sous la douche, une minute plus tard, elle se sent même triste, coupable, comme si elle avait pu faire quoi que ce soit pour le moineau avec de la confiture de prunes et des regards effrayés. S'il est parti, c'est qu'il en était capable, c'est son instinct qui a été le plus fort. Elle a juste ouvert la fenêtre, certes, mais c'était tout ce qu'elle pouvait faire, en y réfléchissant bien. Au loin, elle entend un grand bruit sourd. Comme si un meuble était tombé chez la prostituée du haut, ça arrive, souvent, chaque bruit de chute est suivi de hurlements. Là, rien.

 Puis le jet d'eau qui sort du pommeau de la douche change de forme brusquement, la fille le voit onduler comme un serpent qui se jetterait sur elle avec ses crocs liquides, et sent un choc au sommet de sa tête. Elle dérape et s'écroule sur le sol du bac de douche tiède, empêtrée dans le rideau, elle a lâché le pommeau qui s'enfuit et se tord à ses pieds sous la pression de l'eau, la tringle du rideau lui est tombée dessus.

Ce n'est que quand le shampooing se met à piquer près de ses yeux qu'elle reprend ses esprits. Un coup d'eau sur le visage, elle sort de la salle de bains, enfile des vêtements au hasard, ne noue pas ses lacets, elle se rue dehors.

Il y a du monde dans l'avenue. Des gens, immobiles, muets. Un silence de mort. Les voitures se sont toutes arrêtées. Un groupe d'ouvriers refait la chaussée à quelques mètres, elle court vers eux, ils ne savent rien, juste, le bruit, ce bruit monstrueux, une bourrasque dans les arbres au dessus de leur tête, mais rien à voir avec l'autan, pas le vent aigre, agacant du Sud qui vient souvent faire sa loi dans la ville, non, un véritable coup de massue invisible, comme si le diable lui-même avait boxé l'air.

Elle court, de nouveau, à l'appartement, son téléphone portable sonne, c'est son père, qui essaie de l'appeller depuis l'onde de choc, même pas cinq minutes auparavant. Elle a le temps de lui dire qu'elle va bien, ils sont coupés, les réseaux encore neufs des mobiles sont saturés dans la minute.

Dans son esprit se mélangent les visions du garçon et du moineau, leurs yeux sombres. Ils la fixent, sans bouger. Plus noirs encore que les fumées qui s'échappaient des immeubles new-yorkais, sur les écrans de télévision, dix jours auparavant.

Elle ne veut pas, ne peut pas allumer la télévision. Elle branche la radio. C'est une usine qui vient d'exploser, cinq kilomètres au sud de là où elle se trouve, tremblante et pleine de shampooing et de sueur, une vieille usine de produits chimiques.

Le garçon travaille à côté de cette usine.

Elle l'appelle, sans relâche, son cerveau refuse de comprendre que les lignes puissent être coupées à un moment pareil, la batterie du téléphone se vide, inexorablement.

Silence sur la ligne, dans son esprit, silence dans l'immeuble quand au même moment, au centre-ville, c'est la panique, se jouent des scènes de terreur, des gens qui hurlent, qui pleurent, du verre brisé partout, ceux qui savent, ceux qui croient savoir, le silence dans sa tête, un bruit blanc mat, l'hiver, alors qu'une ville entière est en train de basculer dans l'hystérie.

Comme par enchantement, son père arrive, en vélo, parfaitement calme. Il savait où la trouver. Elle savait sans qu'il ne lui dise que sa mère et son frère vont bien aussi. Il y a des choses qu'on sait même sans téléphone. L'amour crée cela, le rend possible.

Mais elle ne sent pas le garçon. Elle sait par coeur les notes de son rire, la lègère éraflure sur l'une de ses dents, ses hanches saillantes, la forme de ses yeux, son goût de tabac et d'eau minérale. Elle pourrait décrire avec minutie ces moments de terreur, de délice, où ils se sont découverts mutuellement, avec une patience frôlant la cruauté, ignorant le temps qui passe, les mois qui semblent être des jours, hypnotisés l'un par l'autre sans savoir ce qu'ils se donnent au juste. Elle ne sait pas où il est. Ils n'en sont pas là, malgré tous leurs secrets déjà échangés, malgré les étreintes maladroites et fiévreuses, et le sommeil partagé dans le lit à l'autre bout de l'appartement, elle ne le perçoit pas.


 Son père est resté là. Ils attendent, tous deux, dans le studio bordélique, alors que les heures défilent, le jour baisse. Le soleil s'éteint sur des scènes de cauchemars vivantes partout dans la ville, un cratère de soixante-dix mètres de diamètre fume désormais à l'emplacement de la vieille usine. L'air est un sirop gris. Elle respire par saccades, pense par saccades, pense au moineau, ses plumes ternes, sa fuite. Le moineau a disparu depuis des heures et ne reviendra pas.

La porte de l'immeuble grince, claque, le garçon apparaît, silencieux, blanc comme de la craie. Ses cheveux noirs sont plein de poussière, il porte un masque respiratoire en coton qu'il a rabaissé sur son cou.

Il est dur comme une pierre quand elle le prend dans ses bras, se raidit encore plus à son contact. Seuls ses yeux noirs ont l'air encore vivants. Il mettra des jours à raconter ce qu'il a vécu dans la rame du métro quand l'onde de choc a touché les tunnels.

 Elle a dix-huit ans, il en a dix-neuf, ils n'ont encore rien vécu mais savent qu'ils n'oublieront jamais le jour où ils ont recueilli le moineau. C'était le dernier jour de l'été.
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